Jacques CHAURAND nous raconte à nouveau
«Alors se produisit comme souvent à cette époque, un coup de Théâtre qui allait bouleverser les résolutions. Voici que tout à coup se présente devant le camp de ceux que l’historien appelle les «Français», un jongleur, preux chevalier envoyé par l’autre parti ; il annonçait que la résolution au combat était ferme chez les adversaires, que dès qu’un passage favorable serait découvert pour traverser le cours d’eau, l’engagement aurait lieu et que les barons vengeraient par les armes le tort qu’ils avaient subi pour la défense de leurs libertés ; quant à lui même, on l’avait envoyé combattre pour la cause de son naturel seigneur.»
Quand la nouvelle de l’arrivée du jongleur se répandit parmi les tentes, l’effet est à l’inverse de ce que les coalisés en attendaient. Les Chevaliers au service de Louis VI, revêtent dans la joie et dans l’enthousiasme des armures et des heaumes d’une étincelante beauté : enfin, ils pourront se battre, prendre l’offensive ! Il n’y a plus qu’à explorer les rives du cours d’eau. Devant cette audace et cette détermination du Roi et de sa petite troupe les barons ayant à leur tête Enguerrand de Boves, Ebbes II de Roucy, le comte André 1er de Ramerupt (Aube), Hugues le Blanc, seigneur de la Ferté Milon, Robert, châtelain de Péronne, seigneur de Cappy et de Brai sur Somme, allèrent trouver le Roi, lui prodiguèrent embrassades et marques d’amitiés et s’engagèrent à son service. Peu de temps après, l’union de Thomas de Marle avec Ermengarde était annulée en vertu de l’édit qui interdisait les mariages consanguins : il perdait ainsi femme et château (1103 ou au plus tard 1104).
En 1107, Thomas fait don à Etienne de Fesmy du terroir de Marcy, donation qui sera ensuite confirmée par le Pape Pascal II. En 1120, Thomas concède à Norbert et à ses moines, le territoire sur lequel s’élèvera bientôt l’Abbaye de Prémontré. En 1124 se crée grâce à lui l’Abbaye de Saint-Martin de Laon. L’Abbaye de Thenailles bénéficiera, elle, de la générosité des descendants de Thomas. Il accorde des privilèges aux moines des Abbayes de Bucilly et de Ribemont. Les moines de l’Abbaye de Fesmy obtiennent le droit de passage sur ses terres.
En 1130, Thomas arrête et rançonne un marchand qui traversait ses terres muni d’un «sauf-conduit» du Roi. Le dit marchand, fort du sauf-conduit royal refuse de payer le péage coutumier pour traverser les terres d’un seigneur.
«Les douanes faisaient dans ce temps là partie des droits régaliens dont jouissaient les grands feudataires. Des marchands qui passaient dans la baronnie de Coucy refusèrent de payer le tribut accoutumé, s’autorisant d’un sauf conduit du Roi. Thomas ne crut point qu’une patente royale fût un titre d’exemption ; il saisit la marchandise et arrêta les marchands.»(4)
Le droit prévoit alors deux possibilités, qui sont à la défense des marchands : A partir du moment où ils sont en possession d’un sauf conduit du Roi, ils sont sous sa protection. Ils sont alors justiciables d’un tribunal supérieur, car ils sont en quelque sorte devenus les « hommes du Roi ».
«Le marchand qui voyage dans le conduit du seigneur devient l’homme de ce seigneur et son justiciable, quand bien même il est sur le territoire d’un autre seigneur. «Thomas de Marle a donc violé en particulier ce dernier usage. S’il avait à se plaindre des marchands, il ne devait pas décider de leur sort arbitrairement, sans en référer au Roi.» (5)
En fait, il s’agit là d’un épisode supplémentaire des querelles qui opposèrent alors le Roi, en tant que pouvoir centralisateur, aux grands féodaux, défenseurs de leur autorité «locale» et de leurs privilèges.
En Octobre 1130, le Roi vient à Laon, afin de prendre des mesures contre ce vassal trop indépendant, et faire le siège de la forteresse de Coucy. Une nouvelle fois l’Eglise joue un rôle très important dans l’ opération, puisque c’est elle qui, avec quelques grands du royaume il est vrai, est l’instigatrice de l’opération. Parmi ces grands, celui qui prit la place la plus importante fut Raoul de Vermandois. Cela n’ est pas étonnant, quand on sait que les Vermandois et les Coucy s’étaient toujours opposés pour la possession du comté d’Amiens. Louis VI, malgré sa forte taille (Louis VI surnommé « le gros ») chevaucha pour se rendre au pied des murailles de Coucy. Raoul de Vermandois avait pris place de l’autre côté. On lui annonce qu’une embuscade est tendue à son encontre. Il s’y rend, et trouve Thomas à terre, blessé. Il charge, et lui donne un coup mortel. Louis VI rentre à Laon, traînant dans un chariot la dépouille de son ennemi. Il est acclamé. Le lendemain, on procède à la confiscation de ses biens et à la destruction de l’enceinte de son château. Jamais il ne voulut relâcher ses prisonniers (les marchands). Ni parents, ni amis, ni menaces et ni prières ne l’infléchirent. Pas même sa femme Milesende ne sut lui faire entendre raison. Il fut donc condamné à mort, mais décéda de ses blessures avant son exécution.
«La dextre des Rois est très forte, déclare Suger. C’est en vertu d’un droit consacré de leur fonction qu ’ils répriment l’audace des tyrans chaque fois qu’ils les voient provoquer des guerres, piller par plaisir sans s’arrêter, confondre les pauvres, détruire les églises…»(7)
«Cédant à la prière éplorée d’un si grand concile, le Roi mobilise rapidement une armée contre lui et, accompagné du clergé auquel il était toujours très humblement attaché, il se dirige vers le château très solidement fortifié de Crécy, et grâce à la main vigoureuse d’hommes d’armes, mais surtout, à vrai dire, à celle de Dieu, il prend d’assaut la puissante tour, comme il eût fait d’une cabane de paysan ; il confond les scélérats, massacre pieusement les impies.»(7)
«De sa forte main, le Roi le fit périr comme on éteint un tison fumant.»(7)
Le Roi reprit à Millesende sa veuve, et à ses enfants, outre la liberté des marchands, mais aussi bon nombre des terres de Thomas, dont les dîmes de Vervins, et de Marle, qui passèrent à la famille de Garlande. Il laissa cependant le fils de Thomas, Enguerrand II hériter de Coucy, de Marle, de Crécy, La Fère, Pinon, Landouzy, Fontaine. De ces histoires, quelle fut la part de la Légende? On peut se le demander. Si la bravoure de Thomas dans une période comme celle des Croisades ne peut être niée, et fit l’objet de maintes épopées composées au début du XIIème siècle en l’honneur des croisés comme par exemple «La chanson d’Antioche» Ainsi parle Thomas au courage intrépide
«Par Dieu le glorieux, je ne sais pas comment Nous donnerons l’assaut à cette énorme ville Dont l’enceinte est massive et les remparts puissants : Les fossés sont profonds et raide le remblai ; La tour s’élève plus que le trait d’arbalète. Ici pas de cours d’eau, de source, de forêt, De récolte sur pied, de terre qui promette ! Devant nous un désert que couvre la bruyère. L’armée est en détresse et l’eau s’y paie fort cher : On en vend bien cent sols la charge d’une bête. Ici pas un bocage et pas une bûchette Pour en faire bouillir un pot, une chaudière. Et pourtant par ma foi à Monseigneur Saint Pierre, J’aimerais mieux mourir et être mis en bière Plutôt que de ne pas défier ces adversaires, De ne pas les frapper de l’épée meurtrière ; Et les fils du démon ne sauront s’en garder. Pour ceux qui tomberont, pas besoin de prier : Jésus les sauvera, qui juge en vérité.»
Même ses actes les plus barbares firent l’objet de Légendes, comme celle que nous raconte Jean MOSSAY
«La terreur qu’inspirèrent les premiers seigneurs d’Avesnes à leurs voisins, la férocité de leurs appétits et de leurs entreprises, furent légendaires dans tout le moyen-âge : les Evêques ne les menaçaient de leurs foudres que pour composer ensuite avec eux. Les chroniqueurs eurent beau jeu de narrer la suite dramatique de leurs exploits. Il ne faut donc point s’étonner qu’on leur ait attribué l’aventure dont le Sire de Coucy aurait été le héros. On connait l’histoire : un châtelain part pour la Croisade. En son absence, sa femme oublie ses devoirs et noue des relations avec un seigneur du pays. Le mari revient de terre Sainte, découvre son infortune, provoque son rival en duel et le tue. Il extrait du cadavre le coeur, et oblige sa femme à le manger, ce qu’elle fait, trouvant la viande excellente. Après quoi, apprenant la vérité, elle tombe morte sur le champ. Le trouvère picard, qui raconte au XIIIème siècle cette légende, la situe à Coucy ; mais on sait qu’elle lui était bien antérieure, qu’elle était originaire des provinces du Nord, et que le château de Coucy a été choisi arbitrairement comme lieu de l’action.» (6)
En conclusion, citons ce passage de la collection «Le monde et son histoire» au sujet de l’établissement, à l’époque, de l’autorité royale :
«La lutte contre le sire de Monthléry, contre le château du Puiset, fut longue et pénible. Mais c’est Thomas de Marle qui fut le plus difficile à abattre…»(7)
Ajoutons simplement la devise des Coucy, laquelle exprime l’individualisme forcené dont fit preuve Thomas tout au long de sa vie : Roy ne sui Ne prince ne duc ne comte aussi Sui le Sire de Coucy.
(1) Chroniques de Robert, moine de Prémontré. (2) M. CATRIN, ouvrage cité. (3) Calonne, Histoire d’Amiens. (4) Devismes, Histoire de Laon. (5) P. Huvelin, Essai sur le droit des marchés et des foires. (6) Jean MOSSAY, La légende de Coucy eut-elle le Château d’Avesnes pour théâtre? (7) Le monde et son histoire, tome III, par Luce PIETRI.