Il faut considérer que Thomas de Marle fut le dernier des seigneurs féodaux, qui refusait la centralisation du pouvoir par le Roi de France.
Sa chute marque le début réel de l’exercice d’un pouvoir centralisé par le Roi. L’installation du régime féodal.
Thomas de Marle
Le IXème et le Xème siècle ont vu se métamorphoser les principales villes de Thiérache, telles Vervins, Hirson, Aubenton, Guise, devenant de véritables châteaux-forts. Les seigneurs y deviennent de plus en plus indépendants, n’ayant rien ou presque à redouter d’une autorité royale pratiquement inexistante. Ils se faisaient la plupart du temps des guerres cruelles et inutiles. Ils devinrent des despotes, pressurant le peuple des impôts qu’il leur plaisait de percevoir. Cette situation malheureuse du peuple fit que bon nombre de personnes cherchèrent asile auprès des abbayes, pour lesquelles la solitude et le travail intense de défrichement de la forêt d’Ardennes avaient été des éléments favorisant l’implantation et le développement.
Cet extrait des «Chroniques de Robert, moine de Prémontré» est significatif à cet égard : L’abbaye de Nogent
«C’est un beau spectacle de voir l’Eglise entourée d’une milice diversifiée de différents ordres et professions : d’un côté, les Prémontrés, les Cisterciens, les Clunisiens et tant de religieuses ou saintes femmes qui s’exercent à l’envi, à la continence et à la frugalité sous le joug de l’obéissance, fondant partout des établissements ; d’un autre côté les Chartreux, encore plus austères que les autres, mettent des bornes à leur nombre et à leurs possesssions, pour se prémunir contre l’avarice qui souvent se glissait sous l’habit religieux ; vivant tous séparés, chacun dans sa cellule, et se voyant rarement, si ce n’est pour exercer en commun le culte divin ou pour se rendre mutuellement les devoirs de la charité, morts au monde et ne vivant que pour Dieu… Pour encourager de si beaux établissements, les évêques et les princes se faisaient un plaisir de leur accorder, de leur offrir même sans qu’ils le demandent des terres, des prés, des forêts et tout ce qui était nécessaire pour s’établir».(1)
La condition de serf
L’histoire de la Thiérache, à cette époque, se résoud alors pratiquement à l’histoire de certaines familles : celles des seigneurs et nobles. La société toute entière leur appartenait.
«Elle se divisait alors en hommes de Poeste (homines potestatis) soumis à la puissance du maître, et en serfs attachés à la glèbe. Ces derniers ne faisaient point partie de la société d’alors ; ils étaient la propriété du seigneur qui, pour une faute légère, avait le droit de les retenir en prison, de les mutiler, de les mettre à mort. Leurs femmes, leurs enfants, les meubles, les ustensiles, les outils et instruments de labour qu’ils se confectionnaient, les animaux qu’ils avaient élevés, tout appartenait au seigneur du domaine où le sort les avait fait naître. Ils devaient y vivre, y souffrir et mourir sans pouvoir rien changer à leur destinée, sans qu’il leur fut possible même de laisser à leurs enfants les moyens d’améliorer leur infime position.» (2)
Les chatelains de Guise, alliés des parents des Comtes de Vermandois, étaient de ces hauts Barons du moyen-âge qui auraient pu contester l’autorité du Roi lui-même, tant leur puissance était déjà grande. Par leurs alliances, les seigneurs de Guise vont poursuivre une ascension qui durera des siècles. Ils participent aux premières croisades, bataillent avec leurs voisins, tels Enguerrand II de Coucy. Ils participent également aux événements nationaux, en prenant parti par exemple contre les Plantagenets. C’est dans ces circonstances que débutent les travaux de la forterese, certainement en 1510. Les loisirs des seigneurs Au début du XIIème siècle, Guy de Guise, allié à Thomas de Marle et Nicolas de Rumigny, s’appropria les fermes de Leuze, d’Any, de Beaubigny et de Wattigny. Or, ces territoires appartenaient en propre aux religieuses de Trêves. Ces actes de barbarie et de vandalisme attirèrent les foudres des Archevêques de Trêves et de Reims, mais ce fut, paraît-il, l’emprise qu’avait sur lui sa femme (Méchaine de Montmorency) qui fit revenir Guy de Guise à de meilleurs sentiments. Après avoir tant guerroyé en Thiérache, il en vint même à des actes de générosité. On lui attribue la création du village de Clairfontaine : en 1124, il exhausse les voeux d’un saint homme du nom d’Albéric, qui avait souhaité se retirer dans le recueillement avec quelques compagnons.Deux ans plus tard, l’abbaye était donnée à la maison de Prémontré. Tous n’en n’arrivèrent pas à de tels revirements de caractère. Ce furent à l’époque, quantités de guerroiements, comme la rebellion envers l’autorité du Roi, de Guy de Rochefort (Rochefort a aujourd’hui fait place à Saint-Michel), allié de Thomas de Marle, qui fut matée par toute une coalition de seigneurs restés fidèles au Roi. Il y eut également les démélés entre les deux frères de Guise, fils de Guy, d’une part, et d’Enguerrand II, d’autre part, Seigneur de Coucy, démélés qui se réglèrent, comme d’habitude, par les armes. Toutes ces guerres, tous ces faits d’armes, laissèrent évidemment le peuple dans une misère grandissante.
Les croisades
Thomas de Marle, et autres seigneurs de Thiérache. Après que le Pape Urbain II eut lancé de l’abbaye de Clermont, son appel à l’union des Chevaliers du Christ, les exhortant à stopper leurs querelles intestines et à s’unir pour reconquérir les lieux saints et Jérusalem, tombés aux mains des Perses au VIIème siècle, la première croisade avait vu y participer Enguerrand de Coucy et son fils, réunis pour combattre au sein de la même échelle. Ces trois années de combat côte à côte faisaient suite à une longue période où Enguerrand avait tenu son fils à l’écart, le rudoyant et en faisant un adolescent aigri et hargneux.
Citons à ce sujet Jacques CHAURAND, en reproduisant un extrait de son ouvrage consacré à Thomas de Marle :
«Il (Enguerrand 1er de Coucy) avait pour épouse Ade de Marle… La riche héritière ne tarda pas à être traitée avec mépris et dureté par son mari qui la suspectait d’infidélité et lorsqu’elle eut un fils, le mari soupçonneux se doubla d’un père vindicatif. De son côté le seigneur de Coucy s’était amouraché de la belle Sybille, fille de Roger, Comte de Château-Porcien, et femme de Godefroy de Namur. Souvent il traversait le domaine pour aller la rejoindre au château de Tournes, dans le Porcien, à l’orée de la forêt d’Ardenne. On sait l’issue grotesque des intrigues entre Enguerrand et Sybille : le mari vint avec ses hommes, et en armes, disputer à son rival la fugitive qui craignait la vengeance de son époux. Que d’ hommes massacrés dans une aussi folle guerre! Enfin Enguerrand, usant de son influence réussit à obtenir le mariage. C’est dans ce milieu troublé que Thomas de Marle passe ses premières années. Fils de l’épouse abandonnée, renié par son père, blessé dès sa première enfance, n’ayant sans aucun doute trouvé nulle part la moindre affection, la moindre considération, il en est venu aisément à ne plus contrôler ses brutaux désirs d’ affirmation…»
Lors de la première croisade
Plusieurs chevaliers de Thiérache partent avec Enguerrand et son fils, grossissant ainsi les rangs des Chevaliers axonais : Roger de Rozoy, «qui cloche des talons», Anselme de Ribemont (un des premiers chevaliers à avoir pris la Croix). C’est de l’abbaye d’Avelin, créée par Anselme de Ribemont, lequel fait aussi partie de la troupe, que le cortège se dirige vers la Terre Sainte. Le voyage va durer trois ans. Trois années de lutte, de souffrances, de soif, de combats… Certains des Chevaliers vont perdre de vue l’objectif final de l’entreprise : reprendre Jérusalem et les lieux saints. Bauduin de Boulogne s’est fixé dans une principauté à Edesse ; Bohémond s’est installé à Antioche, sans attendre d’investiture… D’autres, comme Thomas de Marle, iront jusqu’au bout, et rentreront même rapidement ensuite, sans s’attarder afin de s’enrichir. La prise de Jérusalem a donc enfin lieu. On sait que la famille de Coucy revendiqua pour Thomas de Marle la gloire d’être entré le premier dans la ville. Les chroniqueurs sont tous d’accord pour le citer, et parmi les premiers. Après la prise de Jérusalem, Thomas de Marle s’illustra encore dans d’autres combats , comme la bataille de Rames. Ne cherchant pas à se constituer «un empire au soleil», il rentre rapidement dans le Marlois.
Rentré chez lui
Thomas essaie de régler les affaires matrimoniales qui ont été précédemment évoquées. Cependant, la présence de Sybille auprès de son père empêche toute réconciliation avec celui-ci. Il se marie avec Ide, fille de Baudouin, Comte de Hainaut, dont il aura deux filles. Son épouse décède deux ans environ après le mariage. Il se remarie avec Ermengarde, dame de Montaigu, qui lui apporte en dot la très forte place de Montaigu, qui défend la route Laon-Reims. L’ancien Croisé qui avait jusqu’ alors rempli sa vie d’escalades et de franchissements de murailles, de combats et de victoires, n’était pas pour autant devenu sage et tranquille. A peine a-t-il pris possession de la place de Montaigu, qu’il ravage l’Abbaye Saint Marcoul de Corbeny (1101), puis la ferme de Chantrud, propriété de Roger de Pierrepont. Il rêve de se constituer un domaine à l’échelle de ses victoires en terre sainte, et de son ambition. Quand ils virent que sa puissance menaçait de devenir exhorbitante, ses voisins Barons tentèrent de se liguer pour s’opposer à lui. On dit que son père ne ménagea pas ses efforts pour atteindre cet objectif. Pendant quelques temps, les Barons oscillent entre la crainte de Thomas, en voulant négocier, et une volonté de vengeance, les poussant à reprendre les armes.
Thomas encore une fois se remaria, cette fois ce fut avec Milesende, fille du chevalier Guy de Crécy. Il en eut Enguerrand de Marle, Robert de Boves, et une fille qui porta le même nom que sa mère. Entre 1113 et 1117, c’est contre Amiens que Thomas va laisser se déchaîner sa hargne. En effet, à peine les événements de la «commune» de Laon étaient-ils terminés, qu’un conflit du même genre éclate à Amiens (1113). Les forces en présence ne sont cependant pas les mêmes, et les alliances diffèrent. Les bourgeois d’Amiens se sont assuré la bienveillance du Roy, moyennant de fortes redevances. Cependant, ils sont plus couverts de droits que de véritable protection. Une fois encore, Thomas, le fils, va s’ opposer à Enguerrand, le père. Les bourgeois d’Amiens font appel à Thomas, comme étant leur Seigneur «bien aimé», plutôt qu’au père. Quelle situation vexante pour le père, alors Comte d’Amiens ! Les positions hautes de la ville étaient tenues par les ennemis des bourgeois d’Amiens. Enguerrand fait alors venir Thomas. Il traite avec lui, lui fait tenir d’innombrables serments à l’égard de Sybille, laquelle, en grande calculatrice, lui fait donner quantité de biens, afin de garantir ses serments. A la sortie de cet entretien, Thomas promet son aide contre les bourgeois d’Amiens. L’attitude est incohérente, puisque précédemment, il avait refusé son soutien à ceux de Laon. Il faut savoir cependant que cette attitude vient plus pour être en opposition avec le Roi, lequel a tendance à soutenir les bourgeois, afin d’affaiblir les grands féodaux. En ce sens, Thomas préfère s’opposer aux dessins royaux, estimant pouvoir ainsi défendre la féodalité dont il est l’un des grands. Sa tactique consiste alors à attaquer les alliés des bourgeois d’Amiens, en l’occurence l’Evêque et son vidâme.
Pendant cette époque, Thomas laisse s’exprimer pleinement sa cruauté. Il tue plus de trente personnes pendant cette période, n’hésitant pas à exécuter de sa propre main, sans jugement, ceux qu’il considère comme ses ennemis. C’est alors que l’Evêque d’Amiens abandonne son évêché, et rend son anneau à l’Archevêque de Reims. Il se retire à Cluny. Les alliances sont très obscures. Les sentiments et les ressentiments personnels gèrent seuls rapprochements et trahisons, souvent au jour le jour. Les alliés d’un matin sont parfois les ennemis du soir… et parfois à l’intérieur d’une même famille. C’est le cas de la famille de Thomas. Le rapprochement qui avait eu lieu entre Thomas et sa belle-mère Sybille ne dure pas. Elle fait surveiller les sorties de Thomas et provoque un guet-appens. Enguerrand, vieux et décourragé, abandonne tout : les bourgeois d’Amiens, son fils avec lequel il s’était réconcilié. Un jour, le Vidâme de Coucy prend Thomas dans une embuscade. Il est blessé au genou par la lance d’un homme de pied. Il doit se retirer, et se fait transporter dans son Château de Marle. Il doit laisser sa fille dans la tour du Château de Coucy, avec nombre de ses hommes les plus valeureux. A la même époque, le Clergé fait part de son ressentiment envers Thomas, le dévastateur de l’Evêché d’ Amiens. «Tous les offices risquaient d’être suspendus si le coupable n’était pas châtié». Un nouveau crime envenimera la situation.